Elise a 67 ans et elle possède un secret. Il ne s’agit pas d’une confidence que l’on peut raconter en douce à une amie, une cachotterie frivole, sans conséquences. Au contraire : depuis cinq ans, Elise vit quotidiennement avec un secret qui pèse lourd comme une enclume sur son cœur fatigué.
Lorsque son mari Edgar est décédé en 2002, Elise emménagea à Paris pour être près de ses amis et de sa famille. Depuis, elle promène son petit chien tous les matins, prend un thé dans le café d’en face tous les après-midis, et s’occupe de ses petits-enfants tous les soirs. La vie d’Elise est rythmée par ses habitudes, et les rires de ses petits-fils sonnent dans ses oreilles comme une mélodie mélancolique qui lui rappelle sa jeunesse.
Elise ne dévie pas de ces rituels quotidiens, d’une part parce qu’elle se sent réconfortée par le fait d’obéir à une routine, et d’autre part parce que son secret est lié à ses habitudes. Chaque jour qui passe, son secret grandit, mûrit, et de nouvelles actions pour s’en défaire foisonnent dans son esprit.
Depuis 2002, Elise aime passer un moment tranquille dans le café en face de chez elle pour regarder s’affairer les gens dans la rue et pour profiter du temps qui passe en lisant le journal. Un jour, elle ne se souvient plus très bien quand, elle remarqua qu’un homme d’une cinquantaine d’années avait garé son taxi de l’autre côté de la rue et se dirigeait vers son café. Il était assez ordinaire, portait une chemise fine en coton et un sac bleu en bandoulière. Ses cheveux étaient fins et grisonnants. Elle fut marquée par le contraste entre l’apparence quelconque de cet homme et l’énergie qu’il dégageait en marchant vers le café.
Elise avait jusqu’alors toujours eu une aversion pour les fumeurs, leur haleine chargée et leurs doigts jaunâtres. Néanmoins, elle fut instantanément séduite par l’assurance avec laquelle cet inconnu allumait sa cigarette et la force avec laquelle il aspirait la nicotine, comme s’il cherchait à consommer sa gauloise en une seule inspiration.
Elle le regarda saisir la porte d’entrée du café, regarder à l’intérieur et sourire lorsqu’il reconnut un visage familier.
A ce moment-là, Elise se rendit compte de plusieurs choses qui la terrassèrent. La première fut que le coup de foudre n’est pas qu’une fable et qu’il peut frapper n’importe qui : elle était tombée sous le charme d’un homme auquel elle n’avait jamais parlé. La deuxième fut qu’elle ne pourrait pas concrétiser de quelconque manière cette émotion, car il est impensable qu’une grand-mère veuve de bonne famille s’entiche d’un jeune fumeur chauffeur de taxi : leurs mondes étaient rien qu’aux apparences trop différents. Enfin, la troisième révélation fut pour Elise la plus accablante : les sentiments qu’elle avait éprouvés pour cet homme en l’espace de quelques secondes dépassèrent ceux qu’elle avait eus pour son mari en 40 ans de mariage.
Ainsi Elise passa les jours suivants à guetter la venue de cet homme dans le café, afin de mieux décerner la nature des émotions qui naissaient en elle. Chaque jour à la même heure, il garait sa voiture en face du café et venait rejoindre ses camarades pour une pause entre amis. Chaque jour à la même heure, le cœur d’Elise sortait de sa poitrine, ses mains devenaient moites, et elle ne pouvait plus se concentrer que sur les conversations des chauffeurs de taxi au comptoir sans pour autant oser se retourner.
Elle garda pour elle ce tourbillon de sentiments qui lui faisait tourner la tête, les revisitant la nuit, y repensant sans cesse. Ces pensées restaient suspendues dans son esprit, tels les voilages qu’elle étendait dans son jardin lorsqu’elle avait 16 ans et qui dansaient sur un fil les beaux après-midis d’été. Un instant ils virevoltaient à gauche, un autre ils s’élançaient à droite, changeant de cap avec les caprices du vent, muse imprévisible. Ainsi, tantôt Elise décidait d’aller parler au bel inconnu, tantôt elle se retenait par peur de ridicule.
Ces temps-ci, c’est avec tristesse qu’Elise se rend au café, le cœur lourd, frêle, rongé par l’indécision. Chaque jour elle le voit s’accouder au comptoir, et chaque jour elle se maudit de ne pas réussir à lui parler. La honte et l’anticipation mêlées lui empêchant de pouvoir se confier à qui que ce soit, elle garde enfoui en elle le secret d’un amour à sens unique sans pour autant chercher à savoir s’il pourrait être réciproqué.
Même si les sentiments d’Elise la rendent triste, paradoxalement ils l’exaltent: l’adrénaline et le sentiment de vivre pleinement une expérience délicieusement douloureuse lui rappellent que la vie a un sens et qu’elle vaut la peine d’être vécue. Après tout, à son âge, il est difficile de trouver un véritable sens à sa vie, surtout lorsque l’on est seule.
Demain, Elise aura 68 ans. Elle veut un peu de compagnie. Sa fille et ses petits-enfants se sont absentés pour quelques jours ; c’est le moment de parler à son amour caché et à ses amis en lui proposant un verre pour célébrer l’heureuse occasion ; après tout, ils se voient quotidiennement depuis cinq ans. Elise pourra peut-être enfin briser ce secret qui la ronge depuis si longtemps.
C’est décidé, demain elle va lui parler. Elle va lui proposer de partager une bouteille de champagne avec ses collègues pour fêter son anniversaire. Elle apprend son texte, comme on apprend un poème à l’école, elle angoisse, ne peut pas dormir. Mais elle bout d’impatience à l’idée de pouvoir enfin briser le sort qui l’emprisonne et de faire face à ses démons.
Ce matin, Elise a le cœur serré. Elle s’installe dans le café dans un coin près de la fenêtre pour mieux guetter l’arrivée de son amant. A 15h enfin, il gare son taxi. Il est au téléphone, il parle, il rit. Il sort de sa voiture en continuant sa conversation. Il s’engage négligemment sur la chaussée. Il traverse sans regarder. Il ne voit pas la moto arriver.
L’ambulance. Les foules. La sirène qui noie les autres bruits de la rue. Et puis plus rien.
Aujourd’hui, Elise se lève un peu plus tard que d’habitude. Elle promène son petit chien le matin, prend un thé l’après-midi, et se rend chez sa fille en fin de journée. Ses habitudes lui semblent tout à coup futiles, sa vie dévouée de sens, ses aspirations envolées. Son secret disparu avec l’homme qu’elle aimait, l’existence d’Elise redevient banale. Un nouveau sentiment a désormais pris le pas sur l’amour et l’anime sans cesse: le regret.
A.D. – CC16 « Le Secret » - Novembre & Décembre 2008
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