jeudi 27 janvier 2011

Lisons – « Les Sirènes de Bagdad »

Après Les Hirondelles de Kaboul (Afghanistan) et L’Attentat (Israël), Les Sirènes de Bagdad est le troisième volet de la trilogie de Yasmina Khadra, consacrée au dialogue de sourds entre l’Orient et l’Occident. L’histoire se passe durant la deuxième Guerre du Golfe, à Kafr Karam, village étouffé au fin fond du désert irakien. L’ennui et le chômage sont le lot quotidien des jeunes du village, dépendants du maigre salaire du peu qui travaille. Le village, oublié de tous, n’est affecté par la guerre qu’à travers les débats houleux autour de la télévision du salon de thé, jusqu’au jour où une bavure grotesque d’un GI coûte la vie au fils du ferronnier. S’enclenche alors un cycle de violence où de nombreux villageois iront s’engager dans la guérilla, provoquant en retour des descentes musclées de l’armée américaine.

Quel rapport avec l’amour ? Le thème de ce mois-ci est peut-être le concept le plus répandu, mais aussi le plus difficile à définir (à égalité avec la justice peut-être). Lancez le débat « c’est quoi l’amour » lors d’un diner et vous entendrez autant de réponses qu’il y a de participants. Les Sirènes de Bagdad dépeint un univers d’amour tabou. Par exemple, l’amour qu’éprouvent les jeunes de Kafr Karam pour leur père est ce que le respect impose de plus grand. Mais le père doit se garder de toute familiarité qui nuirait à son autorité, bien qu’on puisse parfois sentir dans leur regard une brève étincelle. D’ailleurs, le narrateur s’engage dans la guérilla lorsque son père est humilié, trainé les fesses à l’air lors d’une descente de GI qui tourne mal. L’amour à Kafr Karam, c’est aussi tous ces désirs inassouvis. Pourquoi les Américains viendraient « prêter main-forte à de pauvres bougnoules émasculés », s’écrie un villageois au salon de thé. L’amour détruit celui qui le ressent lorsqu’il doit sans arrêt être retenu et expié par les mœurs.

Changement radical de décor dans une ville anonyme d’Afrique noire francophone. Femme nue femme noire, de l’auteur franco-camerounaise Calixthe Beyala, raconte l’histoire d’Irène, une cleptomane-nymphomane vivant dans une sorte de présent perpétuel où tout ce qui est passé n’a plus d’effet, et tout ce qui est à venir n’a aucune importance. Elle se retrouve par hasard dans la vie d’un couple marié sans enfant, qui l’accueille pour entretenir la passion au foyer. La maison devient alors un véritable baisodrome, où, ménage à trois à part, les hommes des environs se succèdent obtenir la « guérison » d’un instant d’extase oubli avec la folle Irène. Lisons une conversation entre Irène, à la recherche perpétuelle de plaisir charnel, et Fatou, la maîtresse de maison infertile, est prête à tout pour sauver son mariage. Deux conceptions très différentes de l’amour:
« As-tu déjà aimé ? me demande-t-elle (Fatou) à brûle-pourpoint.
-          Aimé des choses, tu veux dire ?
-          Un homme.
-          Quelle absurdité que de focaliser l’immensité des sentiments sur un seul être ! Je n’entre pas dans cette aberration ! C’est totalement irresponsable ! Incongru ! Malséant ! Et que sais-je encore ? (…)
-          On ne choisit pas. L’amour vous tombe dessus à l’improviste. J’espère que tu auras la chance d’expérimenter cette émotion qui rend triste et heureux à la fois.
-          Romantisme de gonzesse. L’amour est mort bien avant notre ère. D’après toi, Ousmane t’aime-t-il ?
-          Je préfère le croire.
-          Bonne réaction. Que ferais-tu s’il entrait dans cette pièce et t’annonçait tout de go qu’il ne t’aime plus ?
-          C’est impossible ! hurle-t-elle, les nerfs en pelote.
-          Pourquoi ?
-          Parce que tant que je le tiens en haleine sexuellement, il ne m’abandonnera pas.
-          Tu parles de sexe et non d’amour…
-          C’est sa façon de m’aimer. Je n’ai pas pu lui donner un fils, alors je compense. Je l’aide à créer des situations rocambolesques qui augmentent sensiblement nos plaisirs. Ainsi, dans son esprit, il n’y a plus de place pour penser à une vie de famille avec les enfants et tout le tralala. Il a de charmantes visions, des divertissements intérieurs qui remplacent, je l’espère les babillages d’un bébé. »

Ainsi l’amour n’a pas de définition, il est sans cesse redéfini et réinventé à travers les histoires de chacun. Il trouve une infinité de formes, dont quelques unes viennent d’être évoquées. Ces temps-ci, lorsqu’on me demande ce qu’est l’amour, je pense surtout à l’amour éternel, et je cite souvent un vieil homme qui vient de perdre son épouse dans la série Six Feet Under : « Jeune homme, tu ne connais rien à l’amour. Récemment j’étais au cinéma avec ma femme, et j’ai fait sur moi ! Personne au monde n’en aurait rien eu à foutre. Mais ma femme m’a patiemment accompagné aux toilettes et m’a aidé à tout nettoyer. Ca c’est l’amour ! »


C.F. – CC9 « L’Amour» – Février 2008

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire