Séminaire de Jean Claude Milner Séance du mercredi 11 février 2009
Jean Claude Milner pose la question de l’existence d’une « voie française » en se référant à Benny Levy. Cette expression renvoie à celle de « voie romaine » développée par Rémi Brague dans l’ouvrage Europe, la voie romaine¹. Pour comprendre ce que l’on entend par « voie », il faut remonter à la pensée grecque. La « voie grecque » est l’accès à l’ensemble des repères culturels et politiques partagés au sein du monde hellénistique et alexandrin, et que Werner Jaeger qualifie sous le concept de paideia². L’accès premier à cet ensemble culturel ou idéologique est la langue grecque. En ce sens, la langue latine est seconde. Les textes grecs sont largement traduits dans le monde romain, notamment grâce aux travaux de Cicéron, et la langue latine se réinvente pour penser la paideia grecque. La « voix romaine » est donc une translation de la « voie grecque », et se pense comme telle.
On peut alors se demander si, de la même manière que la voie romaine est seconde par rapport à la voix grecque, la voie française est une translation de ces deux voies. La voie française est-elle l’aventure recommencée des voies grecque et romaine ? L’héritage culturel greco-latin se révèle dans la langue que nous parlons. Nous employons aujourd’hui aussi bien le mot politique – du grec polis – que celui de citoyen – du latin civis – sans avoir le sentiment de changer de langue. Pour parler de « voie française », il faut faire l’hypothèse qu’une langue française existe en tant qu’elle constitue un accès à la paideia.
Cette langue française naît au XVIIème siècle avec le projet d’Académie française de Richelieu visant à fixer l’usage de la langue. L’épisode de Mademoiselle de Gournay, tournée en dérision par Richelieu en tentant de défendre la langue de Montaigne dont elle est la fille d’alliance, illustre la perception de ce changement par la société de l’époque. Près de deux tiers des mots qu’employait l’auteur des Essais sont alors exclus de l’usage de la langue. Vaugelas, contributeur assidu aux travaux de l’académie, définit le bon usage de la langue dans cette phrase célèbre : c’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps³. Le bon usage de la langue naît donc d’un accord entre deux parties, entre deux déterminations sociales qui s’excluent mutuellement. La Cour parle et n’écrit pas, les auteurs écrivent et ne parlent pas.
L’autre caractéristique de cette langue est de se situer hors du champ religieux. Contrairement à la langue anglaise et à la langue allemande, qui s’élaborent à partir du geste protestant de traduction et d’appropriation des Ecritures, la langue française est séculière. Même un auteur religieux comme Bossuet utilise un français qui ne doit rien à la bible et emploie les citations latines de la vulgate pour s’y référer. Cette volonté de séculariser la langue française est le corollaire d’un projet politique. Marquée par les guerres de religion et le souvenir de la Saint-Barthélemy, la France veut mettre derrière elle l’opposition entre catholiques et protestants. La Cour participe de cette volonté. Elle est le lieu où aristocrates des deux obédiences se retrouvent, où l’opposition fondamentale est mise en suspens au profit d’un accord sur la frivolité et les mondanités. En fixant l’usage de la langue française, Richelieu va plus loin et confère à cet accord une base matérielle. La langue française s’inscrit dans le projet de réconciliation et de prévention des « guerres illimitées » que sont les guerres de religion. Elle est coextensive à la paix westphalienne dont les traités reconnaissent les trois confessions chrétiennes et établissent le principe de non-ingérence des Etats en matière religieuse. De la même manière que le latin était la langue de la « pax romana » et le grec celle de la paix alexandrine, le français est la langue idéale du projet westphalien.
On retrouve ici l’idée de réconciliation qui était implicite dans la citation de Vaugelas. Comme expliqué plus haut, la langue française rapproche deux parties qui s’opposent. Cette réconciliation rappelle le modèle des « optimates » de Cicéron. Les « optimates » sont des hommes de bien qui ont le bien pour patrie, c'est-à-dire qu’ils cherchent et choisissent en tout l’optimum. Aussi, les optimates ne peuvent que s’accorder car même si leurs choix divergent, ces choix reposent sur la même raison première, à savoir la quête du meilleur. Cette lecture cicéronienne marque la politique jusqu’à nos jours, en témoignent les arguments mobilisés pour former un gouvernement d’union nationale.
Si Vaugelas fait écho au modèle cicéronien de réconciliation, il en exclut toutefois une partie significative de la société. Il ne s’agit pas du peuple, auquel il réserve, un peu plus loin dans le texte, le mauvais usage de la langue mais de la bourgeoisie, étrange absente de l’équation. Alors que les bourgeois forment le sous-bassement de la monarchie absolue, ils ne sont ni acteurs de la langue ni invités à en déterminer l’usage. Le bourgeois gentilhomme de Molière illustre cette extériorité. Une fois devenu rentier, Monsieur Jourdain cherche à s’accaparer une langue qu’il ne possède pas pour sortir de sa condition bourgeoise. Cette sortie de la forme marchande passe par une paideia.
Langue idéale, la langue française oscille donc entre deux positions. D’un côté, elle est le point de rassemblement du peuple français, moment de la réconciliation cicéronienne et de la paix westphalienne. De l’autre, elle est cassure et langue anti-bourgeoise, exclusion de la forme marchandise.
¹ Gallimard, 1999
² Werner Jaeger, Paideia, la formation de l'homme grec, Gallimard, 1964, pour l’édition française. On remarquera que cette dernière s’achève sur le fameux discours de Périclès, excluant la dernière partie sur la fin de la démocratie athénienne. On y verra moins le fruit d’une négligence que le résultat d’une omission volontaire, si l’on sait que de ce même discours, l’idéologie française en fit plus tard son manuel.
³ Préface à ses Remarques sur la langue française, 1647
A.G. – CC18 « La Faillite » - Mars & Avril 2009
NDLR: Petit rajout complémentaire à l’article précédent
La Paideia prend, en grec, le sens large d’éducation.
Tout comme Werner Jaeger (1888-1961), historien allemand de la philosophie et philologue, dans son ouvrage Paedeia, d’autres
auteurs ont évoqué cette symbiose entre l’homme et la cité (sa civilisation, sa culture).
Ainsi l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990) écrivait, ce qui va suivre, sur la formation de l’homme par la cité:
«La vie s'épanouit dans cette dilatation des sens: sans elle, le battement du cœur est plus lent, le tonus musculaire plus faible, la prestance disparaît, les nuances de l'œil et du toucher s'estompent, il se peut même que la volonté de vivre soit atteinte. Affamer l'œil, l'oreille, la peau c'est courtiser la mort tout autant que de se priver de nourriture.» (Culture of Cities, p.51)
Ou encore notre Victor Hugo national qui, dans un extrait d’un fort joli poème, le Temple d’Ephèse (La légende des siècles, T II,
X), met en exergue cette relation:
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire,
À la vibration pensive d'une lyre
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