Quand la jeunesse retourne sa veste

Les baby boomers partent à la retraite, l’heure est donc au bilan. Quel sera l’héritage légué par ces Occidentaux qui ne connurent pas la guerre, qui bouleversèrent les codes moraux dans leur jeunesse, avant de bâtir une société plus individualiste que jamais ? On peut interpréter cette histoire de mille façons, accordons-nous donc ce droit.

              

La génération du baby boom est héritière des différents courants de pensées apparus au début du XXe siècle : la démocratie ouvrière de Rosa Luxembourg et du communisme de conseils, courants marxistes antiléninistes selon lesquels il revient à des conseils ouvriers, et non un parti, de diriger la production; le féminisme ; et les avant-gardes artistiques basés sur le rejet de la raison et du capitalisme bourgeois, le culte de l’extravagance, et le dépassement des cadres traditionnels (dadaïsme, surréalisme, lettrisme).

L’Internationale Situationniste est une secte révolutionnaire créée en 1957, certes très minoritaire mais également très influente et révélatrice des tendances de l’époque. Sa pensée économique repose sur la lutte pour un monde égalitaire débarrassé des rapports marchands, l’instauration d’une autogestion par des conseils ouvriers, et l’abolition du travail en tant qu’aliénation. Sur les questions sociales, le situationnisme propose un projet libertaire et hédoniste, où la communication refuse les médiations séparées, où le « spectaculaire » (grandes marques, culte de l’image) est aboli en tant que rapport social, et où l’individu peut s’épanouir pleinement. En bref, il s’agit de rejeter toute activité séparée du reste de la vie quotidienne, et de se focaliser sur la situation.

Bourrée de contradictions, cette utopie ne s’est réalisée qu’à 35% (allez hop balançons un chiffre qui ne s’appuie sur absolument rien, mais exprimant quand même une idée). Du côté des libertés individuelles, les valeurs anciennes ne sont effectivement plus : la contraception, l’avortement, les droits des gays, la consommation de drogues, l’athéisme, la sexualité de plus en plus précoce et fétichiste, la chute de la fertilité, le nombre grandissant de divorces, bientôt l’euthanasie… La tendance a été amorcée par la génération yéyé.

On ne peut cependant bâtir une société gérée par des groupes plaçant en même temps l’épanouissement individuel au centre de tout. Entre l’anarcho-syndicalisme et l’individualisme poussés à l’extrême, il faut choisir. Ainsi depuis les années 60 les moyens de production continuent de se concentrer dans les mains d’une minorité de plus en plus infime. Même les modèles nordiques relativement égalitaires ont du mal à tenir le coup. Car mai 68 c’est avant tout la victoire de l’individu sur le groupe (lire Transmettre par le médiologue Régis Debray). L’érosion du sentiment religieux, du patriotisme, des valeurs de la famille, du syndicalisme, et tout simplement de la communication en face à face, ont en effet déconnecté les individus les uns des autres. Mai 68 c’est également la victoire de l’image sur le mot, nouvelle désillusion pour l’idéal situationniste : le spectaculaire, le sensationnel, et la stimulation visuelle constante sont devenus le mode de communication de base.

Sans doute les situationnistes avaient-ils sous-estimé le potentiel d’invasion de la technologie, disponible sur des supports de plus en plus mobiles à un nombre croissant d’individus. Surement avaient-ils pêché par naïveté, croyant que les hommes se suffiraient à eux-mêmes sans aucun lien de « transcendance », que ce soit la religion, la famille, ou la nation. Ce que nous vivons semble propre à l’Occident : l’extrême Orient garde une vigoureuse culture de groupe malgré la modernisation, alors que l’Inde préserve la spiritualité et la vie de famille au centre de ses préoccupations. Mais rien n’exclut une mutation décalée dans ces régions, on le voit par exemple avec la nouvelle génération nippone.

Maintenant, que nous réserve l’avenir ? L’individu peut-il s’extraire durablement du groupe et rester sous l’emprise de l’image ? Ou le groupe reprendra-t-il tôt ou tard le dessus ? La nouvelle génération ne donne pas de signes clairs de rupture, que ce soit par un regain de religiosité, d’affirmation identitaire, ou d’action associative concertée à grande échelle. La seule transition culturelle notable s’opère au niveau de la prise de conscience du rapport entre l’homme et son environnement. L’idée selon laquelle il y aurait un lien entre nos choix de consommation et notre destin en tant qu’espèce fait son chemin, ainsi que les interrogations suscitées par la fin annoncée de l’ère d’abondance des matières premières.

C.F. – CC13 « La Jeunesse» – Juin 2008